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Quand la beauté rencontre l’humilité : Entretien avec Laurent Ferrier

Si le hasard et les circonstances peuvent ouvrir des portes, il faut ensuite avoir le courage de les franchir.

Laurent Ferrier, maître horloger genevois, incarne l’union rare et précieuse entre l’excellence artisanale et l’humilité sincère. Son parcours, guidé par la passion, l’intégrité et la créativité, a donné vie à des montres d’une élégance rare.

Il ne s’agit pas seulement d’une question de chance, mais d’une véritable histoire de courage, de talent et de transmission familiale.

Je n’imaginais pas à quel point son récit viendrait nourrir et renforcer plusieurs de mes convictions les plus profondes.

Tout d’abord, les liens familiaux insufflent souvent le courage nécessaire pour embrasser les plus grands défis. Si Laurent Ferrier a osé prendre ce tournant audacieux, c’est parce que la présence de son fils Christian, miroir de sa passion et compagnon de son savoir-faire, rendait cette aventure à la fois belle et possible.

Ensuite, lorsque l’on vit passionnément, aligné avec ce que l’on est et ce que l’on aime, les portes s’ouvrent. C’est son amour pour l’automobile, sa première passion, qui a tracé sa route vers l’horlogerie. Il a su vivre pleinement sa passion et oser se lancer au moment précis où une opportunité se présentait, un moment qu’il aurait pourtant pu juger défavorable.

AVEZ-VOUS GRANDI DANS UNE FAMILLE D’HORLOGERS ? VOUS DESTINIEZ-VOUS À CETTE CARRIERE DÈS LE DEPART ?

Absolument pas. Quand j’étais jeune, j’étais amateur de voitures. Mon père avait un atelier d’horlogerie à Genève, Place de l’Ile et j’y passais chaque fois en rentrant de l’école. Mais ma passion était ailleurs, je voulais faire de la course automobile. Je ne m’étais jamais dit :  je vais créer une marque de montre, ça va être génial !

Un tournant décisif s’opère alors qu’il travaille pour la prestigieuse maison Patek Philippe, comme prototypiste. Une rencontre avec François Servanin, son futur associé et actuel président de Laurent Ferrier, lors des 24 Heures du Mans, sème une graine qui germera bien plus tard : celle de créer leur propre maison horlogère.

VOTRE PASSION POUR LES COURSES AUTOMOBILES VOUS A-T-ELLE GUIDÉ VERS UNE CARRIÈRE DANS CE DOMAINE OU ÉTAIT-CE AVANT TOUT UNE ACTIVITÉ DE CŒUR ?

Oui, pour le plaisir. Je n’avais pas l’argent nécessaire pour faire de la course automobile à un niveau professionnel. Avec un ami, on avait acheté une monoplace de formule Ford et on se la partageait, une fois l’un, une fois l’autre. À un moment donné, mon ami a eu d’autres projets, donc on a vendu la voiture. J’avais alors 10 000 Francs suisses. Un autre ami, à Genève, louait un proto 2L bien préparé et il le louait par course, 10 000 Frs à deux. On empochait la prime d’arrivée et de départ. Cela me permettait de faire trois belles courses avec cette somme.

J’ai dépensé mes trois sous, puis on m’a proposé de courir avec d’autres. C’est là que j’ai fait la connaissance de François Servanin. Il m’a dit : « Viens courir avec moi. » On était des vrais amateurs, mais on a fait ensemble cinq éditions des 24 Heures du Mans.

QUEL A ÉTÉ, SELON VOUS, LE MOMENT CLÉ QUI A MARQUÉ UN TOURNANT DÉCISIF DANS VOTRE PARCOURS PROFESSIONNEL ?

En 1979, on a fini 3ème au classement général des 24h du Mans. C’était pas mal du tout ! C’est à ce moment-là que je lui ai offert la Nautilus (Patek Philippe). L’année suivante, François m’a parlé de l’idée de créer une entreprise, mais à ce moment-là, rien ne s’est concrétisé. Nous nous voyions encore pour la révision de sa Nautilus chez Patek Philippe (rires).

À QUEL INSTANT AVEZ-VOUS RESSENTI L’ÉLAN OU LA NÉCESSITÉ DE CRÉER VOTRE PROPRE MAISON HORLOGÈRE ?

En 2008, François m’a appelé pour dire : « C’est maintenant ou jamais. » À trois ans de la retraite, après 37 ans chez Patek, la décision n’a pas été facile. Mais mon fils, déjà constructeur de mouvements, m’a convaincu. Je n’aurai sans doute pas pris la même décision s’il avait fait un autre métier. François nous a donné carte blanche : « Faites ce que vous voulez. » Pour un horloger, ces mots ouvrent un champ infini de possibilités.

Je n’avais aucune raison de quitter Patek Philippe, mais là-bas je ne m’occupais que de la carrosserie, les mouvements étaient dans un autre département.

C’était l’occasion de faire l’ensemble de la montre. J’ai donné mon congé de chez Patek moins d’un mois avant la crise de 2008. À un mois près, je ne l’aurai peut-être pas fait. On dépend de circonstances qu’on ne maitrise pas.

J’étais à 3 ans de la retraite, après 37 ans chez Patek, avec tous les avantages que ça peut comporter.

"On dépend de conditions qu’on ne maîtrise pas."

COMMENT DÉCRIRIEZ-VOUS LES DÉBUTS DE CETTE AVENTURE ENTREPRENEURIALE ? QUELS ONT ÉTÉ VOS PREMIERS PAS ?

Heureusement, François n’avait aucune contrainte, aucune pression. On s’est dit qu’on allait faire un tourbillon, une complication horlogère qui m’a toujours fasciné. Le tourbillon est un mécanisme complexe où le balancier, qui régule la montre, effectue une rotation pour compenser les effets de la gravité sur sa précision. Cela permet une excellente précision, car l’échappement, qui régule les mouvements de la montre, effectue ici un tour complet en une minute. L’idée était de perfectionner cette complication en ajoutant un double spiral opposé. C’est un petit ressort supplémentaire qui améliore le réglage du balancier. Quand il tourne, cela tire sur l’axe, ce qui est une amélioration subtile mais importante.

Avec mon fils Christian, on a toujours eu un goût prononcé pour les pièces de poche du siècle dernier. Ce ne sont pas des pièces très recherchées par les collectionneurs, pourtant elles sont de véritables œuvres d’art. Nous avons décidé de créer un mouvement similaire à celui des pièces de poche anciennes. J’ai conçu la boîte, le design, et Christian a élaboré le mouvement. Nous voulions faire une belle pièce, agréable à porter, mais aussi avec un mouvement impressionnant, un vrai « wouah » !

Une fois la pièce réalisée, nous avons eu un tout petit stand à la foire de Bâle. C’était un espace tout noir, très modeste. Le premier jour de l’ouverture, des agents de Singapour sont venus nous voir, intrigués par la pièce. Ils nous ont dit qu’ils reviendraient, mais au final, après quatre visites, ils n’ont rien acheté. Nous sommes partis de la foire de Bâle sans vendre une seule montre (prix de 180 000 francs la pièce).

Notre idée de départ était de créer la même qualité que chez Patek Philippe, mais en y ajoutant des petites touches que les grandes marques ne pouvaient plus réaliser à cause de leur volume de production. Nous voulions que les horlogers reconnaissent notre savoir-faire. Sur ce point, nous avons été bien perçus, mais nous n’étions pas encore connus. Les gens avaient peur que, si l’entreprise venait à fermer, la valeur de la montre s’effondre. Les premiers mois ont donc été très délicats.

COMMENT VOTRE MARQUE A SU S’IMPOSER ET SE FAIRE RECONNAÎTRE DANS UN UNIVERS COMPÉTITIF ?

Après cette foire, nous avons participé à un dîner de collectionneurs. Un invité nous a demandé si nous étions inscrits au Grand Prix de Genève. À ce moment-là, je considérais notre pièce comme trop classique pour prétendre à un grand prix. Je savais qu’elle était bien faite, mais je pensais que ce n’était pas suffisant pour être récompensée. Mais un membre du jury, qui était présent à ce dîner, était persuadé que notre montre pourrait plaire. Il m’a dit qu’il allait nous inscrire, c’était vraiment les derniers jours. Et nous avons gagné. Cela a marqué un véritable tournant pour nous, cela nous a donné une légitimité, un « coup de sérieux ».

À partir de là, nous avons commencé à travailler avec un agent à Paris. On ne s’attendait pas à avoir du succès en France, mais les collectionneurs étaient intéressés, même si beaucoup ne voulaient pas dépasser les 50 000 euros. C’est à ce moment-là que nous avons décidé de développer une montre avec la même esthétique que notre modèle phare, mais sans le tourbillon.

Au début, je pensais qu’on ferait des petites séries de 30 à 40 pièces, et je n’imaginais pas que nous en ferions autant en 15 ans.

QUEL MODÈLE A VU LE JOUR À CE MOMENT CRUCIAL ?

Nous avons développé le mouvement du micro-rotor, qui a très bien fonctionné. Je pensais que ce modèle attirerait surtout les collectionneurs et les quinquagénaires. Mais une anecdote m’a vraiment marqué : notre premier client, au Japon, avait 25 ans, il était en bermudas roses et il était ravi de son achat. À ce moment-là, nous nous sommes dit que si une pièce de cette envergure plaisait à un jeune homme de 25 ans, avec les moyens de se l’offrir, alors c’était génial !

I nurtured a dream of making watches that represented my horological values: simplicity, precision, and pure, uncluttered beauty

COMMENT L’ÉQUILIBRE ET LA SIMPLICITÉ SE TRADUISENT DANS VOS CRÉATIONS ?

Une montre doit être agréable à porter, douce au toucher, harmonieuse à l’œil. Chaque détail compte, de la couronne à la teinte des aiguilles. Par exemple, nos montres sportives conservent une élégance intemporelle, même dans des versions colorées comme le vert, qui me tenait à cœur.

Son attachement aux détails se reflète aussi dans le processus de fabrication : chaque composant est décoré à la main, dans leurs ateliers genevois. Cette attention à la finition, même sur les pièces les plus cachées, est l’une des marques de fabrique de la maison.

QUELLE PLACE OCCUPE L’INNOVATION DANS VOTRE TRAVAIL ?

Je crois en une innovation qui sert la fiabilité et la beauté, pas la complication inutile. Par exemple, un calendrier perpétuel est magnifique, mais s’il n’est pas remonté, il perd sa précision. Ce n’est pas ma priorité. Je préfère des complications utiles, comme un double fuseau horaire.

QUELS ONT ÉTÉ LES DÉFIS LES PLUS MARQUANTS DE VOTRE CARRIÈRE ?

Il faut beaucoup de chance. Il suffit de peu de chose. A partir du moment où on se dit qu’on y va, il y a un challenge. Il faut faire quelque chose car on ne peut pas dépenser de l’argent pour rien.

De chez Patek, je connaissais tous les sous-traitants et fournisseurs. Ils ont tous été super gentils avec moi. Je ne suis pas parti de rien, j’avais un réseau de gens hyper compétents.

Il y a des concours de circonstance, comme dans le mariage. (rires)

Pour les aiguilles par exemples, je leur ai dit que je voulais des aiguilles bombées, frappées. On m’a répondu que c’était fini, qu’ils faisaient des aiguilles droites. Le lendemain ils me rappellent et ils me disent qu’ils ont trouvé un mécanicien qui accepte de le faire. C’est un coup de chance, d’être le bon jour pour aller les trouver. C’était la crise et le fournisseur avait du temps.

CONCRÈTEMENT, COMMENT DONNEZ-VOUS VIE À CES ŒUVRES D’ART ? 

Nous allons chez les meilleurs sous-traitants pour faire tout ce que nous avons dessiné et conçu. Mais nous ne fabriquons pas ces éléments-là. Toutes les terminaisons sont faites chez nous.
Chaque composant est reçu brut, contrôlé, puis passe chez les décorateurs pour être ajusté. Entre 150 et 200 composants sont décorés, polis, étirés. Toutes ces opérations manuelles sont réalisées dans les ateliers. Ensuite, les horlogers assemblent les pièces. Chaque montre est assemblée intégralement par un horloger.

L’objectif initial était de créer une pièce si parfaitement réalisée qu’un horloger, en la démontant, pourrait en apprécier la beauté dans ses moindres détails.

 

 

 

 

 

 

 

 

Cette rencontre avec Laurent Ferrier continue de nourrir ma réflexion. Ce qui m’a particulièrement marquée, c’est la manière dont il m’a ouvert ses portes, avec tant de simplicité et de gentillesse. J’ai retrouvé l’âme de ceux qui m’ont accueillie à Genève en 2013, et je me sens profondément chanceuse d’avoir pu évoluer au contact de personnes humbles et talentueuses.

Genève a été un lieu où l’on m’a fait confiance, et où j’ai appris à me faire confiance à mon tour.  En voyant mon amie Jessica, elle aussi talentueuse et si reconnaissante de travailler pour Laurent Ferrier, cela me nourrit d’espoir. Une véritable leçon de vie et de métier, rappelant que la passion, l’authenticité et la famille sont les moteurs de toute grande aventure.

Propos recueillis par Anaëlle Morbidelli 
Genève – Novembre 2024   

Photos : Cyril Biselx / Antoine Martin